Hamed Abdel-Samad : chez les musulmans, une "génération schizophrène entre le style de vie à l’occidentale et le repli sur soi"
"Une minorité de musulmans à travers le monde salua ouvertement les attentats du 11 septembre 2001 comme une grande victoire de l’islam face à l’arrogante puissance mondiale américaine.
Une minorité significative condamna les attentats et qualifia de déplacée toute forme de réaction joyeuse à ces événements.
Mais la plupart des musulmans ne savaient pas vraiment s’ils devaient se distancier ou, au contraire, être fiers de ces attentats cruels. Il s’agissait d’influencer ces indécis. Il ne fallut pas attendre longtemps avant que les théories du complot aillent bon train.
Les musulmans ne sont en aucun cas des terroristes criminels, entendit-on, les attentats ont été commandités par le Mossad et la CIA. À la télévision égyptienne, un érudit religieux fit courir la rumeur qu’aucun juif n’était mort le 11 Septembre. Pas un des 4 000 juifs travaillant au World Trade Center ne s’y serait rendu ce jour-là. Ce mensonge éhonté était censé prouver qu’Israël se trouvait derrière l’attaque et il aurait facilement pu être réfuté, mais il se répandit malgré tout.
Il est parfaitement absurde d’imaginer le Mossad appeler 4 000 personnes pour les prier de ne pas aller au travail parce qu’il va se passer quelque chose le lendemain. Il est tout aussi absurde que les 4 000 personnes s’exécutent et qu’aucun d’eux ne soit ensuite pris de remords ou ne cède à la tentation de servir la nouvelle toute chaude au New York Times. Autre absurdité : les mêmes théoriciens du complot qui déclarèrent le Mossad responsable considèrent les attentats comme la juste punition d’Allah qui souhaitait remettre à sa place l’Amérique et sa politique d’hégémonie agressive. Visiblement, on peine à décider qui, de Dieu, ou des juifs, se trouve derrière les attentats !
En 2002, le chercheur en sciences politiques américain Francis Fukuyama publiait un essai intitulé Heil Oussama ! , dans lequel il s’étonnait qu’autant de musulmans acclament Oussama ben Laden sans que cela déclenche le moindre problème dans le monde musulman. Et pour cause : ce fils d’entrepreneur saoudien n’a fait construire aucun nouveau bâtiment dans le monde musulman mais il a fait démolir deux édifices en Amérique. Il n’a combattu ni la pauvreté, ni la stagnation économique, ni le chômage, ni l’analphabétisme ; il ne s’est même pas exprimé une seule fois sur ces problèmes. Pourquoi est-il néanmoins un héros ? Parce que nombreuses sont les sociétés arabes à avoir échoué et à estimer que leurs problèmes sont insolubles. Et, comme toujours, il est plus aisé non pas de chercher la raison de cet échec chez soi mais de l’imputer à l’ennemi douteux. Dans son essai, Fukuyama met en garde contre le sort des musulmans qui, hier encore, acclamaient Ben Laden et qui devront demain payer le même prix que les fervents d’Hitler, qui soutinrent inconditionnellement le Führer jusqu’à ce qu’il réduise en cendres son propre pays et la moitié du monde.
Quand l’amertume est grande et le désespoir plus encore, le moment est idéal, pour les démagogues tels qu’Hitler ou Ben Laden, d’entrer en scène. Tout ce qu’ils ont à faire, c’est d’exacerber les émotions des gens, d’attiser leurs peurs, leur haine, et de leur présenter un coupable auquel ils devraient leur misère. Des théories du complot préfabriquées, associées à des stratégies mégalomanes de victoire sur « l’ennemi », voilà ce qui déchaîne les foules. Il est bien plus simple de se concentrer sur un prétendu adversaire extérieur ou sur un groupe donné au sein de la société que de réfléchir aux problèmes complexes, dont on est soi-même responsable, dans son propre pays. Il est bien plus simple de se réjouir de voir tomber deux tours lointaines que de se préoccuper des millions d’enfants des rues dans son propre pays. Les problèmes à l’intérieur des États arabes sont si graves qu’on ne sait par où commencer. L’ennemi est omniprésent dans l’enseignement à l’école, dans les prêches à la mosquée et dans les médias, de sorte qu’on ne saurait passer à côté.
Oussama ben Laden et son organisation, Al-Qaïda, alimentent leur mythe à partir de trois sources : l’âme du monde musulman perpétuellement outragée tout au long de son histoire, la prétention infondée de l’islam à accéder au pouvoir universel et les intarissables pétrodollars, synonymes de prospérité sans production. Mohammed Atta et les dix-huit autres terroristes étaient les enfants d’une génération éduquée de façon conservatrice dans leur pays natal, qui ont succombé non seulement là-bas mais aussi en Occident aux tentations de la modernité, en ont goûté les fruits interdits puis ont eu mauvaise conscience. Ils nourrissaient une telle haine à l’égard des États-Unis qu’ils ont été prêts à se faire exploser avec des milliers d’innocents afin de faire mal à l’Amérique. Acte représentatif de la force autodestructrice qui anime l’islamisme. Combien a-t-il fallu de temps, d’argent, de planification et d’imagination pour mettre à exécution cet attentat ? Et qu’a-t-il apporté au monde musulman ? Ou à l’inverse : à quel point lui a-t-il nui ? Les dix-neuf jeunes hommes ont étudié en Occident, et, au lieu de considérer cela comme un enrichissement, une chance d’élargir leur savoir et, ainsi, leur réalité existentielle, ils se sont radicalisés. Ils n’ont pas compris ce que signifie la liberté et ont cherché dans la religion un bouclier contre tout changement, contre la modernité. De la même façon qu’un ancien fumeur est plus intolérant à l’égard des fumeurs que quelqu’un qui n’a jamais fumé, les convertis et reconvertis semblent moins tolérer les péchés qu’ils ont autrefois commis. Ils veulent éliminer les traces de ces péchés en anéantissant des lieux où ils les ont commis. Ils ne cherchent pas l’erreur dans leur propre culture ou en eux-mêmes, mais maudissent la culture qui les a, soi-disant, corrompus.
Les attentats du 11 Septembre sont emblématiques de toute une génération schizophrène qui est tiraillée entre, d’un côté, le style de vie à l’occidentale et, de l’autre, le repli sur soi hermétique, une génération qui, depuis, compose la majorité des enseignants, imams, faiseurs d’opinion et professeurs dans le monde musulman. Une infime minorité d’entre eux devient terroriste. Ils travaillent et rient, regardent des films occidentaux et encouragent les joueurs de Barcelone ou d’Arsenal, portent des jeans et écoutent de la musique. Et, malgré tout, ils sont porteurs d’un virus mutant susceptible de se déclarer à tout instant.
Ce virus, c’est le djihad. Il n’y a pas un seul pays musulman dans lequel l’islamisme militant ne se soit pas établi. Dans chaque pays musulman, il y a déjà eu des attentats, ou au moins des terroristes qui ont perpétré des attentats ailleurs. Cela vaut aussi pour les minorités musulmanes en Europe, en Asie et en Afrique. Qu’il provienne des riches États du Golfe ou des pays pauvres d’Afrique du Nord, d’Indonésie ou du Nigeria, de Thaïlande ou de Somalie, d’Allemagne, d’Espagne ou d’Angleterre, le virus agressif du djihad est actif."
Hamed Abdel-Samad est né
en 1972 près du Caire et fut élevé dans la foi musulmane par un père
Imam. Après avoir enseigné à l’Université d’Erfurt et à l’Institut des
Études Juives de l’Université de Munich, il a publié six livres
consacrés à son parcours personnel et à l’islam, qui lui ont valu un
très grand succès en Allemagne. Il est aujourd’hui reconnu comme un des
plus grands spécialistes de l’islam politique en Europe. Menacé par
une fatwa, il vit sous haute protection policière
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